Chapitre 13
J’aurais pu me lancer à sa poursuite. J’aurais pu éjecter la cartouche vide du Taser et serais certainement parvenue à le toucher pendant qu’il attendait l’ascenseur. Le Taser pouvait également servir de pistolet hypodermique à bout portant et Brian était un type trop droit pour être un bon combattant. Bien sûr, ce serait ennuyeux que mes voisins soient témoins d’une telle scène.
Pourtant, bien que persuadée que c’était ce qu’il fallait faire, je ne le suivis pas. D’accord, je suis une dure à cuire mais, soyons honnête, je ne peux supporter l’idée de faire du mal à Brian.
Me rappelant que je n’avais pas besoin du Taser uniquement pour Brian, j’éjectai la cartouche et rechargeai mon arme. Je coinçai le Taser dans la taille de mon jean, même si ce n’était pas très confortable, puis je sortis l’aspirateur pour nettoyer le nuage d’étiquettes confetti que la cartouche libère chaque fois que le Taser est utilisé. Andy émergea de sa chambre et je sentis le regard curieux qu’il posa sur moi, mais il ne pipa mot, même avant que l’aspirateur remplisse la pièce de son grondement.
J’enroulai le fil de la prise quand on frappa à la porte. Mon cœur bondit dans ma gorge et je laissai tomber le fil électrique pour dégainer mon Taser. J’étais tellement à cran que lorsque je dégageai l’arme de la taille de mon jean, elle m’échappa et tomba. Je me jetai sur elle au moment où de nouveaux coups retentissaient contre la porte.
— Cool, les enfants, lança Adam depuis le couloir. Ce n’est que moi.
Mon cœur battant encore la chamade, je me saisis tout de même du Taser. Je restai à genoux pendant un moment en attendant que le niveau d’adrénaline baisse. Andy se chargea d’ouvrir la porte.
Je levai les yeux en m’attendant à voir Adam, au lieu de quoi Brian fut projeté par la porte avant d’atterrir à quatre pattes. Troublée, clignant des paupières, je trouvai enfin la force de me lever. Adam, les yeux plissés, franchit la porte derrière Brian.
— Regardez qui je viens de trouver en train d’essayer de quitter l’immeuble sans aucune protection et sans arme, dit Adam.
Andy avait commencé à fermer la porte, mais Dominic la repoussa et entra dans l’appartement de manière moins théâtrale que Brian ou qu’Adam. Cette scène me déstabilisa mais je fis de mon mieux pour ne rien en laisser paraître.
— Si j’avais su qu’on organisait une fête, j’aurais préparé un gâteau, dis-je.
Andy et Dom éclatèrent de rire, mais ni Adam ni Brian ne semblèrent trouver mon commentaire particulièrement drôle. Adam me jeta même un regard furieux.
— Je pensais que tu aimais ce type, gronda-t-il. Et tu le laissais partir d’ici pour que der Jäger n’en fasse qu’une bouchée ?
Ma gorge se serra à la vue de Brian qui se relevait, les paumes brûlées par sa glissade sur la moquette. L’indignation afflua dans mes veines, même si j’avais conscience qu’Adam avait bien fait d’empêcher Brian de partir.
— Tu n’avais pas besoin de le molester, connard ! lançai-je avant de me placer entre Brian et Adam.
J’avais bien d’autres choses à lui dire mais Dom m’interrompit.
— Temps mort, vous deux. Je sais que vous adorez vous disputer, mais nous avons des choses beaucoup plus importantes à régler.
Sa voix était ferme et autoritaire, il était sûr de lui. Je le considérais toujours comme un mâle légèrement soumis – principalement parce qu’Adam était vraiment dominateur –, pourtant Dom faisait preuve d’un cran d’acier sous son vernis de gentil garçon. Et il ne semblait pas du tout intimidé par le regard mortel que lui adressa Adam.
Je restai à l’écart pendant que les deux hommes s’affrontaient du regard comme s’ils se livraient à une conversation silencieuse. Si je n’avais pas déjà vu cela se produire, j’aurais été choquée qu’Adam batte en retraite. Il leva les deux mains dans un geste de capitulation. Pendant ce temps, les yeux de Brian passaient d’Adam à Dominic, puis se rivèrent finalement sur moi.
— Tu connais ces types ? demanda-t-il.
Je me rendis compte que Brian n’avait jamais rencontré ni Adam ni Dom. Du moins, pas quand il était conscient. Je m’éclaircis la voix.
— Hum, ouais. Ce sont les gars qui t’ont sauvé quand tu as été enlevé. Adam White et Dominic Castello, déclarai-je en les désignant.
Il fallut un moment à Brian pour digérer l’information tandis que son attention se reportait sur Adam et Dom.
— Je suppose que je dois vous remercier. (Il observa plus précisément Adam.) Je vous ai vu à la télévision. Vous êtes le directeur des Forces spéciales, n’est-ce pas ?
Adam acquiesça.
Brian leva ses mains brûlées par la moquette.
— Alors qu’est-ce qui se passe ici ?
Adam ne lui répondit pas et se tourna vers moi.
— Tu ne lui as rien dit ?
Dom posa une main sur le bras de son amant.
— Baisse d’un ton.
Adam se tourna vers Dominic.
— Depuis quand es-tu aussi arrogant ? protesta-t-il.
Mais il n’essaya pas d’écarter la main de son amant. Les yeux pétillant d’espièglerie, Dominic lui sourit.
— Il sera toujours temps que tu me remettes à ma place plus tard.
Mes joues s’enflammèrent quand je compris toutes les nuances des propos de Dominic. Je me demandai si les autres avaient saisi le sous-entendu ou si c’était seulement parce que j’avais eu une expérience intime et très personnelle avec eux.
— Je lui ai dit que j’ai un démon criminel à mes trousses, déclarai-je d’une voix trop forte pour tenter de cacher mon embarras. Il m’a clairement signifié qu’il n’était pas intéressé par mon aide et je n’ai pas pu le convaincre de rester. Qu’est-ce que tu voulais que je fasse ?
Adam m’adressa un regard qui me disait précisément ce qu’il aurait attendu de moi. Pourtant, grâce à la main de Dominic toujours posée sur son bras, il réussit à contrôler son désir de l’exprimer à voix haute.
Dominic adressa un sourire agréable à Brian.
— Peut-être vaudrait-il mieux que ce soit moi qui parle afin qu’on s’épargne ce perpétuel numéro du serpent et de la mangouste. (Adam et moi ricanâmes de concert. Dom nous ignora.) Je vous propose qu’on s’asseye tous.
Pendant une minute, Brian réfléchit à cette suggestion avant d’aller s’installer sur le canapé sans prononcer un mot. Adam et Dom se posèrent sur la causeuse et Andy choisit l’autre extrémité du canapé, me laissant la place du milieu. Il refusait de croiser mon regard, mais je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il essayait toujours de jouer les marieurs. Ou peut-être ne souhaitait-il tout simplement pas s’asseoir à côté d’un autre type sur le canapé. Mon esprit cherchait des raisons secrètes à tout.
Je m’assis et ouvris la bouche pour parler – je ne sais pas trop ce que je m’apprêtais à dire – mais Dominic me devança.
— Je t’en prie, laisse-moi parler. Je vous trouve très amusants, Adam et toi, mais je doute que ce soit le cas pour Andrew et Brian.
Je fis le geste de refermer ma bouche comme une fermeture Éclair et Dominic reporta son attention sur Brian.
— Le démon qui en veut à Morgane est connu sous le nom de der Jäger. D’après ce que j’ai compris, c’est l’équivalent en démon d’un psychopathe et nous pensons tous que le moyen le plus facile pour lui d’approcher Morgane est de le faire par le biais d’une personne qu’elle connaît et en qui elle a toute confiance. Ce qui veut dire qu’Andrew, toi et moi sommes tous des cibles privilégiées. D’après ce que nous savons, ce démon a déjà abandonné deux hôtes, ce qui démontre à quel point il a peu de respect pour la vie humaine. S’il s’emparait de l’un de nous, il nous détruirait et tuerait Morgane. Je sais que Morgane et toi n’êtes plus ensemble mais il se peut que der Jäger ne le sache pas… et s’en fiche même s’il le sait.
Brian fronça les sourcils.
— Et à quel moment vous deux entrez-vous en scène ?
— Adam et moi sommes des amis de Morgane, répondit Dominic, ce qui fit ricaner Adam et se plisser les yeux de Brian.
Je suppose que ce dernier n’avait pas saisi plus tôt le sous-entendu qui m’avait mise si mal à l’aise.
Je donnai un petit coup de coude à Brian.
— Pas ce genre d’amis, dis-je.
Adam gloussa et passa son bras autour des épaules de Dom.
— Non, définitivement pas.
Je roulai les yeux.
— Ne commencez pas, tous les deux.
Adam cligna des yeux d’un air innocent.
— Commencer quoi ?
— Peu importe, intervint Dom d’une voix forte avant que cela dégénère entre Adam et moi. Der Jäger est en chasse et nous devons vraiment prendre toutes les précautions possibles. Andrew habite chez Morgane et j’habite chez Adam. (Il regarda Brian.) Ce qui te laisse tout seul. Il n’est pas sûr que tu rentres chez toi en faisant comme si de rien n’était.
Brian regarda Adam.
— Tu es le directeur des Forces spéciales. Si tu penses que je suis en danger, tu peux m’assigner une protection rapprochée.
Mais Adam secoua la tête.
— Je ne suis pas là officiellement. Il y a des éléments de cette affaire que je ne peux divulguer.
— Comme la raison pour laquelle ce démon en a après Morgane ?
Craignant d’être prise en flagrant délit de mensonge, j’essayai d’empêcher Adam de faire un commentaire.
— Je lui ai dit…
Brian m’interrompit.
— Ne lui dis pas ce que tu m’as dit ! Je veux entendre de M. White en personne pour quelle raison il croit que ce démon t’en veut.
— Quoi que Morgane t’ait dit, elle t’a menti, déclara Adam.
Je fis de mon mieux pour ne pas bondir du canapé et aller le gifler.
— Elle ne peut pas plus te dire la vérité que moi. Il y a des choses qu’il vaut mieux que tu ne saches pas. Les raisons pour lesquelles ce démon lui en veut en font partie.
Brian m’ignora.
— Cela n’a rien à voir avec la raison pour laquelle Andrew – ou plutôt le démon d’Andrew – m’a kidnappé, n’est-ce pas ?
Adam sourit.
— Me croirais-tu si je te répondais « non » ?
Nous connaissions tous la réponse à cette question.
— Si ma vie est en danger, dit Brian, j’ai le droit de savoir pourquoi.
— Je ne suis pas autorisé à te révéler ces raisons. Et je te le répète, il vaut mieux pour toi que tu n’en saches rien.
— Ce type de raisonnement ne fonctionne pas avec moi. Je ne crois pas que l’ignorance soit une condition du bonheur.
Adam haussa les épaules.
— Peu importe. Je t’ai dit tout ce que je pouvais te confier pour le moment.
Brian se leva.
— Alors je vais rentrer chez moi.
Adam arqua un sourcil.
— Et comment exactement comptes-tu me passer outre ?
— C’est une menace ?
— D’une certaine manière. Je ne te laisse pas quitter cet appartement seul.
Brian se frotta le menton.
— Et qu’est-ce que tes supérieurs trouveraient à dire si je leur rapportais que tu m’as menacé ?
D’accord, ça commençait à craindre. Je saisis le bras de Brian.
— Ne lui cherche pas des noises. Il a la conscience d’un ver solitaire. (Dominic retint un éclat de rire en voyant Adam rougir.) Je ne suis pas d’accord avec ses méthodes mais il a raison.
Brian baissa les yeux sur moi.
— Étant donné que tu m’as menacé avec ton Taser, je ne crois pas que tu sois bien placée pour lui jeter la pierre concernant ses méthodes. Et, soyons clairs, est-ce que je suis pris en otage ?
Heureusement pour tout le monde, Dominic le pondéré intervint.
— Tout ce que nous voulons, c’est nous protéger tous. Tu ne peux bénéficier d’une protection officielle de la police, mais tu dois prendre des précautions. Tu n’as certainement pas envie qu’un démon enragé te tourne autour ?
— Crois-en mon expérience, je peux t’assurer qu’il a raison, déclara Andy.
Il avait été tellement calme jusqu’ici que j’avais oublié qu’il se trouvait dans la pièce. Son regard hanté et malheureux semblait perdu dans un horizon intérieur.
Brian réfléchit à tout ça en ruminant. Adam et moi réussîmes à la fermer, ce qui était sans aucun doute préférable. Pour finir, Brian poussa un long soupir de frustration et revint s’asseoir sur le canapé.
— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse, exactement ? Morgane m’a suggéré de prendre des vacances, mais je ne peux pas me le permettre sur un coup de tête.
Dominic haussa les épaules.
— Est-ce que tu peux prendre un congé maladie ? Il suffit que der Jäger te frôle dans la rue pour s’emparer de toi. Nous ne savons absolument pas qui est son hôte actuel et, comme tu le sais, il peut se transférer en toi en moins d’une seconde. Tu dois sérieusement limiter tes contacts avec les autres.
Brian est un petit saint des ongles des orteils à la racine des cheveux. Je devinais d’après son expression que l’idée de mentir à son bureau en disant qu’il était malade ne lui plaisait pas. Un avocat qui n’aime pas mentir. On ne peut que l’aimer. Bien que toute cette histoire le mette en rogne, il n’était pas stupide. Après cette première piqûre de rappel dans son système, il était obligé de reconnaître que ses options étaient limitées.
— D’accord, je vais appeler mon bureau pour les informer que je suis malade. Et puis quoi ? Je m’enferme dans mon appartement et je m’y cache jusqu’à ce qu’on me dise que je peux sortir ?
Il avait presque l’air menaçant, ce qui ne lui ressemblait pas.
— En fait, dit Dominic, je ne pense pas que ce soit une bonne idée non plus. Je doute que der Jäger rencontre des difficultés à entrer dans ton appartement et, si tu y es tout seul, tu seras bien trop vulnérable.
Soudain, je compris où il voulait en venir, et cela me révoltait. J’aurais bien émis une sorte de protestation incohérente si seulement mon esprit avait été en état de marche pour me le permettre. Au lieu de quoi je restai là, sans voix, ne sachant même pas comment définir ce que je ressentais.
— Je suis certain d’être en sécurité avec Adam, dit Dominic, étant donné que c’est un démon. Mais je ne suis pas sûr que ce soit le cas pour Andrew et Morgane, car ils sont humains. Si tu habitais avec eux, vous pourriez monter la garde à tour de rôle.
Oups, c’était exactement ce à quoi je m’attendais. Voilà une bonne façon d’essayer de sauver l’ego de mâle de Brian, mais je n’étais pas certaine de pouvoir supporter cette situation. Cela m’avait demandé plus de volonté que je n’aurais pensé de repousser Brian. S’il partageait l’appartement avec moi, serais-je capable de résister à la tentation ? Si je lui donnais la moindre preuve que je l’aimais encore, je ne serais jamais capable de le virer. Bien sûr, il se pouvait qu’Adam ait vendu la mèche avant de faire franchir la porte à Brian.
Dans les recoins les plus profonds de mon cœur égoïste, je désirais tellement retrouver Brian que je sentais presque son goût dans ma bouche.
Du coin de l’œil, je vis un sourire fugace passer sur les lèvres de Brian.
— Voilà un emprisonnement que je me sens capable d’endurer, déclara-t-il.
Je remarquai la lueur calculatrice dans son regard.
Je me pris la tête entre les mains en grognant. Le seul moyen que j’avais trouvé pour préserver mon cœur de Brian avait été de garder ce dernier aussi loin que possible. Cette lueur dans son œil sous-entendait qu’il espérait que cette proximité forcée lui permettrait de percer mes défenses.
— Merci beaucoup, Dom, marmonnai-je en me demandant s’il ne jouait pas les entremetteurs.
Cette pensée était ridiculement égocentrique. L’avenir du monde était en jeu et je soupçonnais Dominic de jouer l’entremetteur ? Bravo !
— Bien, dis-je en essayant de paraître ennuyée alors que mon cœur palpitait sous le coup d’un espoir que j’essayais de réprimer de mon mieux. Brian peut habiter ici quelque temps. Mais on ne peut pas rester là à attendre que der Jäger attaque. Nous devons agir.
Adam arqua un sourcil.
— Tu as quelque chose en tête ?
Je le regardai, les yeux plissés, en m’enorgueillissant de savoir tenir ma langue. Nous savions tous deux que je n’avais pas de plan. Du moins, pas pour le moment.
— Concentrons-nous d’abord sur notre défense, déclara Adam. Nous ne ferons rien de très utile sans nous être assuré que nos mesures de sécurité sont au point. (Il sortit un Taser de la poche de sa veste.) Ce serait une bonne idée que vous ayez une arme de renfort, dit-il en posant le Taser sur la table basse. Au cas où. Je voudrais que vous restiez aux aguets cette nuit. Dom et moi allons interroger quelques personnes, euh, intéressantes.
Je serrai les dents. Fort. J’avais l’intuition désagréable que ces « personnes intéressantes » étaient mes parents. Je lançai un regard implorant à Dom : je savais qu’il ne me servirait à rien de protester auprès d’Adam. Dom m’adressa un sourire réconfortant. J’espérai que cela signifiait qu’il ne laisserait pas Adam faire quoi que ce soit de radical. Non pas qu’il ait le moindre pouvoir d’empêcher Adam d’agir comme bon lui semblait.
— Après quoi, continua Adam, nous pourrons nous retrouver pour parler stratégie. Peut-être trouverons-nous un moyen de piéger der Jäger.
Je l’espérais, mais je savais que nos problèmes seraient loin d’être résolus si nous y parvenions. Der Jäger était un démon illégal et un criminel. S’il était capturé, il serait exécuté par l’État. Malheureusement, l’État pensait que l’exorcisme tuait les démons. Si un exorciste renvoyait der Jäger dans le Royaume des démons, cela ne nous avancerait à rien car il reviendrait aussitôt.
Si je voulais me débarrasser de der Jäger, il devait être brûlé avec le malheureux être humain qui lui servait d’hôte.
S’il m’était possible de repousser au lendemain un plan qui impliquait de brûler une personne vive, je ne pourrais que m’en réjouir. Mais je ne pouvais reporter le fait d’y penser. Le bouillonnement qui rongeait les parois de mon estomac ne faisait qu’empirer.